De la difficulté à cerner le concept de la personnalité: Arcs-en-ciel de Newton & Young.
Contexte :
Suite à une demande d'intervention sur le thème de la gestion des personnalités à l’IFCS de Grenoble (Institut de Formation des Cadres de Santé) dans le cadre de leur formation, exécutée en partenariat avec l’IAE et l’IEP, de Master 2 – Gestion des ressources humaines, vous trouverez ici un retour d’expérience d’accompagnant d’organisations, d’équipes et de personnes[1].
Ce sujet étant très large, et pour une plus grande facilité de lecture, il est scindé en cinq articles. D’un temps de lecture de 4-5 minutes, chaque article tente de couvrir synthétiquement une facette importante du sujet. Celui-ci est le premier de la série :
1
De la difficulté à
définir ce qu’est la personnalité (Mise en lumière de la personnalité)
2. Des principaux outils disponibles et de leurs origines (Les recettes des «
Self » services)
3. Des conséquences de l’utilisation des résultats (A manipuler avec
soin)
4. De la personnalité au groupe (« Tous », ensemble)
5. De l’intelligence collective et du bien-être au travail (Entre
« Nous »)
La personnalité sous les projecteurs :
Depuis au moins Hippocrate (env. -400), la compréhension de la personnalité fascine l’Homme, mais le Graal n’est pas encore trouvé. Néanmoins, ce sujet reste actuellement à la mode car notre société recherche tous les outils et toutes les technologies qui permettent de savoir sans trop s’investir. D’où, par exemple, l’essor présent de l’IA. Car la technologie sert souvent à cela : permettre à l’Homme de devenir plus autonome et de mieux maitriser, et plus rapidement, son environnement.
Aujourd’hui, nous avons à portée de clavier un nombre impressionnant d’outils vantés d’avoir la capacité d’analyser la personnalité. Comme aucune théorie scientifique, à ce jour, n’a pu cerner le sujet, il est important de prendre avec précaution de telles louanges et de bien comprendre la dynamique de ces outils. Ainsi, un éclairage sur leurs origines et leurs conséquences[2] semble salutaire.
Le problème de la typologie des critères caractérisant une personnalité (extraverti, prudent, désinvolte ...) n’est pas sans rappeler la comparaison des avancées de la psychologie avec celles de la physique, faite par Kurt Lewin[3]. Presque 100 ans nous séparent de cet article mais il n’a pas perdu une ride. En effet, Lewin explique que les concepts de la physique d'Aristote étaient anthropomorphiques et inexacts. Les classifications utilisées à l’époque antique prenaient souvent la forme de paires opposées. Selon Lewin, ce n’est qu’à partir de Galilée, que la physique « moderne » a commencé à remplacer ces classifications dichotomiques par des gradations continues, englobant tous les cas particuliers trouvés jusqu’alors. Mais cela pris un temps certain : bien que condamné en 1633, il faudra attendre 1757 pour que les écrits de Galilée soient levés de leur mise à l’Index.
Ainsi, les couleurs « bleu », « rouge » ou tout autre rayonnement monochromatique, se définissent par leurs longueurs d’ondes, depuis les travaux de Thomas Young (1801)[4]. Dans ce qui n’est qu’une transition continue de couleurs, Aristote (env. -350) n'en voyait que trois dans l’arc-en-ciel, Plutarque (env. +100) quatre et Isaac Newton (1704) sept[5]. C’est lui qui nomma les couleurs que nous apprenons en maternelle de nos jours. Plus anecdotiquement, l’indigo, que les scientifiques écartent du spectre visible car trop infime pour être perçu, plut à Newton car il lui permit de faire la liaison avec le symbolisme du chiffre 7 ; en particulier avec les 7 planètes connues alors, les 7 jours et les 7 notes de musique (sans compter les multiples références bibliques) ; le chiffre 6 étant chargé très négativement dans la religion chrétienne. Bref, 2 000 ans d’évolution (d’Aristote à Newton) pour pas beaucoup mieux.
Mais ne nous mélangeons pas les palettes et revenons à la personnalité. Je passe volontairement très rapidement sur les concepts schématiques utilisés pour définir ses contours. Ils sont relativement admis, comme, par exemple, celui des topiques psychanalytiques (conscient-préconscient-inconscient et ça-moi-surmoi) ; la séparation physique entre l’être et son environnement étant évidente. La Gestalt, la psychologie dynamique et la psychologie systémique relieront l’individu à ses environnements psychique, comportemental et physique.
Cependant, la délimitation d’un tel contour nécessite un temps et un engagement qu’une entreprise ne peut avoir pour tous ses employés, s’apparentant à un suivi psychologique de long terme. Seul, le dossier professionnel se rapprocherait d’une telle étude, s’il était dûment complété par un professionnel de l’accompagnement psychologique sur de tels aspects. Cette adéquation est proche de zéro dans la réalité.
Si l’on s’écarte légèrement de la personnalité pour chercher à en simplifier l’étude, on peut voir que la théorie relative aux traits est proche de celles des besoins. Cependant, ils se différencient surtout sur deux points : les premiers sont des attributs démontrables et récurrents alors que les seconds sont des processus internes et momentanés. Les traits, comme les besoins, restent néanmoins encore des « choses hypothétiques » qui se passent dans l’organisme et qui dirigent le comportement.
Les neurosciences progressant dans son décryptage de l’organisme et celui des besoins, elles donnent cependant plus de compréhension sur le « câblage interne » que sur le fonctionnement global de l’individu: Que le GABA (acide γ-aminobutyrique) soit l’un des principaux neurotransmetteurs inhibiteurs du système nerveux et que la dopamine, qui joue un rôle dans le système de la récompense, soit cruciale pour la formation de la mémoire est passionnant d’un point de vue de la culture générale ou de la recherche mais ces découvertes n’ont encore qu’un impact relatif dans la vie de M. et Mme Toutlemonde.
Nous pouvons tout de même espérer des avancées importantes dues à l’interaction de l’IA avec les neurosciences, du moins au vu de la bulle financière grandissant ces temps-ci et qui n’est pas sans rappeler celle de l’internet de 2000. Vu de 2024, les spéculateurs d’il y a 25 ans n’avaient peut-être pas tort, au final, bien que certainement trop d’avance.
Des traits comme des couleurs :
Faute de mieux, il faut donc se concentrer sur les traits. Et c’est là que commence la véritable problématique : au niveau de la définition des caractéristiques de la personnalité. Nous retrouvons dans les théories, comme dans les outils[6], autant de critères (domaines, facettes …), plus ou moins bien définis, et que l’on nous promet indépendants les uns des autres. Ils sont l’équivalent des couleurs de l’arc-en-ciel de Newton :
- D’une part, les termes utilisés peuvent avoir une signification différente pour vous et moi, limitée par nos expériences et champs lexicaux respectifs (c’est « jaune pâle » ou « vert asperge » ?). Cela vaut aussi pour la traduction des concepts. Par exemple, si l’on croit une des sociétés administrant des tests de personnalité, les termes « désinvolte », de la version française, et « leisurely », de la version américaine, sont censés représenter la même chose et correspondre à la notion de « passif-agressif » du DSM-IV-TR[7]. Pas vraiment. Autre exemple encore plus flagrant : la corrélation entre l’extraversion, au sens de Carl Jung utilisée, par exemple, par le MBTI, et celle du Big 5 n’est que de +0.87. Les +0.13 manquants montrent que l’on ne parle pas exactement de la même chose.
- D’autre part, l’analyse des corrélations quelquefois données par les organismes eux-mêmes, nous démontre que certains facteurs attendus comme indépendants sont parfois loin de l’être. Que cela soit entre deux outils différents, basés sur des théories différentes, n’est pas anormal (corrélation de +0.68 entre Appréhension du 16PF[8] et Psychasthénie du MMPI[9]) ; mais que cela soit dans un même outil l’est plus (+0.46 entre les critères Prudent (US : « Cautious ») et Versatile (US : « Excitable ») pour le HDS[10]). Ce manque d’indépendance de critères est important pour éviter toute distorsion, sinon on trouvera une caricature là où on attendait une photographie sans retouche.
Pour résumer, à l’échelle de l’évolution de la pensée humaine et pour faire un parallèle avec Lewin une dernière fois, le concept de personnalité semble donc encore bloqué au niveau d’un catalogue disparate de diverses personnalités, digne de Newton. Les dernières avancées ont plus rajouté quelques pages à l’ouvrage global que de lui apporter plus de cohésion. La révolution Youngienne de la personnalité se fait toujours attendre.
Nous verrons dans le prochain article les principaux outils sur le marché des tests de la personnalité et étudierons leurs origines.
©2024 Integrative Strategy. Tous droits réservés
Notes:
[1] Catalyseur de changement: Conseil, coaching, évaluation, formation, conférence. Pour plus d’information, voir la vidéo (2 minutes) « Vous & IS » : https://www.integrativestrategy.fr/
[2] Voir les 2 articles suivants : Les recettes des « Self » services (Personnalité 2/5) & A manipuler avec soin (Personnalité 3/5) : https://www.integrativestrategy.fr/ressources/blog
[3] The conflict between Aristotelian & Galileian modes of thought in contemporary psychology; Jour. Gen. Psycho. 1931, et repris dans son livre A dynamic theory of personality, 1935.
[4] On the mechanism of the eye : En traitant de l’astigmatisme, Young pose les bases de l’optique moderne.
[5] Cf. son livre Opticks.
[6] Les théories, les outils et leurs liens seront analysés dans l’article suivant : Les recettes des « Self » services (Personnalité 2/5) : https://www.integrativestrategy.fr/ressources/blog/
[7] Diagnostic & Statistical Manual of Mental Disorders, version IV, Text Revised, APA (American Psychological Association), 2000. S’il en est une seule, le DSM est LA référence en psychopathologie.
[8] 16 Personality Factor questionnaire.
[9] Minnesota Multiphasic Personality Inventory.
[10] Hogan Development Survey.
Écrire commentaire