De l'évolution de l'intelligence collective et du bien-être en entreprise.
Ce post est la 5° et dernière partie du thème " la gestion des personnalités".
Intelligences multiples :
A la croisée de la personnalité et du groupe, on trouve l’intelligence collective, concept très à la mode malgré le peu de références qui tiennent la route du point de vue de la dynamique de groupe ou de la sociologie (ex : Collective genius, Linda Hill, 2014, Collective intelligence, Jan Leimeister, 2010, The wisdom of crowds, James Surowiecki, 2004). Or, ce concept évolue rapidement.
A l’époque de Surowiecki, la notion de l’intelligence collective se posait surtout comme l’analyse d’un regroupement d’individus hétérogène, dans leurs attitudes ou points de vue. Les questions organisationnelles de décision, de hiérarchie et de motivation étaient au cœur de la réflexion. Puis, avec le Web 2.0, l’intelligence collective s’est surtout focalisée sur ses applications : open innovation (pour capter le savoir des clients par exemple), crowdsourcing (externalisation vers des indépendants en masse) ou collaboration en masse. Sans que les problématiques d’expertise (ex : prépondérance ou non de l’expertise vis-à-vis de la diversité du groupe ; propriété intellectuelle), d’engagement, ou surtout de contrôle soient traitées, l’intelligence collective, depuis peu, prend un second tournant, plus éthique, vers une sorte de « sagesse collective » avec un sens moral.
En effet, souvent lié à des actions éthico-sociales (ex : le bien-être en entreprise) voire des concepts éthico-religieux très prisés par une tranche de l’intelligentsia outre-Atlantique habituée au prosélytisme (ex : le thème de l’omnipotence divine du groupe fusionné mis en opposition au frêle individu est assez récurrent chez certains auteurs), l’intelligence collective est aussi soutenue par un « revival » de théories éthico-philosophiques (ex : Theory U[1], Otto Scharmer, 2007).
Or, ce mélange des positivismes collectif (le bien-être du groupe) et individuel (l’introspection et le bien-être du leader), lorsqu’il est accolé aux phénomènes sociaux, transforme des réalités dynamiques en icônes. En faisant ainsi disparaitre la bipolarité naturelle, on crée des idéaux. Aussi, l’aspect charismatique souligne l’impact voulu par l’utilisateur sur l’individu visé et sa personnalité : consciemment, il vise que le résultat ait un caractère normatif sur sa cible.
L’aspect positif de ce symbolisme est de pouvoir identifier des extrêmes. Bien qu’improbables, ils permettent de définir des stratégies de changements, que ce soit des améliorations, des évitements ou des disruptions pour aller dans la direction de l’idéal positif (« atteindre ») ou s’éloigner de l’idéal négatif (« éteindre »).
L’aspect négatif est que l’on interdit l’existence de la réalité, aussi équivoque soit-elle, qui domine par les faits.
Bienheureux :
C’est ainsi, par exemple, que le bien-être au travail « dérive » (« à la Pareto[2] » : le concept sort des rails de la logique et de l’expérimentation) vers la création d’un tabou éthique au sein de l’entreprise :
« Il ne peut y avoir de conflits entre nous car nous travaillons bien ensemble ».
Par exemple, à écouter seulement les thèse positivistes du bien-être en entreprise, on en oublierait presque, qu’au sein d’un groupe de travail, les conflits d’intérêts, et donc les frictions entre personnalités, sont normaux, fréquents et souvent sains. Et les traiter c’est simplement manager, sans fioriture. Mais la « sagesse collective » d’aujourd’hui demande au leader de quitter son rôle habituel et d’endosser celui de « porteur de sens », pour reprendre Vincent Lenhardt.
Sous cet angle, l’évolution du leadership en entreprise n’est pas sans rappeler l’Histoire. De la tribu dirigée par le plus fort (la caricature du
donneur d’ordre tyrannique), nous remontons ensuite au Moyen-Âge avec ses suzerains et ses vassaux (une hiérarchie de délégations d’autorité établie via des relations protocolaires). Mais au lieu
de chercher à développer une meilleure relation avec (ou une compréhension de) l’environnement de l’équipe, la « sagesse collective » prend plutôt le chemin des communautés religieuses
qui s’emmurent pour aboutir à leur quête de spiritualité, ou celui d’une croisade éthique pour se détourner des problèmes du quotidien que l’équipe arrive mal à maitriser.
De même, on retrouve cette erreur dans les concepts d’holacratie[3], d’équipe auto-managée, etc. Ces idées attirent car, le sens recherché passe par un raisonnement égalitaire. De plus, le bien-être est causé par le besoin de contrôler sa destinée plutôt que de se sentir contrôlé et par une égalité théorique des chances de reconnaissance (avancement, statut, bonus …).
Ici, l’erreur de l’approche consiste à imposer un rêve démocratique « à tous les étages » et d’oublier la structure imposée par ce même rêve. En effet, ministères et parlements sont autant d’appareils démocratiques que l’on retrouve déjà sous diverses formes dans l’entreprise (technostructure, fonctions support, comités…).
Ensuite, ce positionnement par rapport au contrôle de sa destinée a été remis en question par de nombreuses études sur le leadership et ce, depuis assez longtemps (entre autres : Group dynamics, Dorwin Cartwright & Cie, 1953 ; Why capable people are reluctant to lead, Chen Zhang & Cie, 2020 ; The 3 fears that make us reluctant to act as leaders, Bob Needham, 2022). Du point de vue du trait de personnalité, ces études montrent que la plupart d’entre nous est plus à l’aise sur le siège du passager que derrière le volant. Mais, la plupart ne veut pas dire tout le monde.
Car, il n’est pas besoin de sortir d’Harvard pour comprendre qu’une équipe vraiment auto-managée, c’est une autre … entreprise, pas un sous-groupe. En effet, les « libertés » octroyées d’une telle équipe le sont dans un cadre bien délimité et définies avec l’échelon supérieur (« more autonomy within clear boundaries » nous dit holacracy.org). Or, vu sur le long terme et dans l’entreprise, le désir de s’affranchir des contrôles d’autrui, de liberté, ne fait pas le poids face aux besoins d’intégration et de coordination. Si vous donnez une trop grande liberté à des responsables qui ont suffisamment de pouvoir, vous retrouverez l’échec assez commun d’une décentralisation non maitrisée derrière laquelle court un pouvoir central à travers la mise en place d’outils de contrôle et de règles harmonisées, ou des MBO[4] si les conditions s’y prêtent.
Enfin, si le bien-être au travail n’est utilisé que pour flatter l’égo des employés ou pour tenter de compenser l’impossible demande globale de valorisation demandée par tous (salaire, statut, responsabilité, reconnaissance …), les salariés n’en ressortiront qu’avec l’amertume de Maitre Corbeau à la fin de la fable. Gare au prochain renard qui risque de finir comme le coyote du conte amérindien Coyote de Gerald McDermott (1995) après avoir croisé sur son passage une compagnie de corbeaux désabusés …
Les diverses théories du bien-être au travail abordées ici, permettent néanmoins à l’entreprise de répondre à une appétence de ses employés et aussi
de prendre un rôle vu comme plus positif. Pour plagier l’Analyse Transactionnelle, le Patron (Parent) change son positionnement vis-à-vis de son Employé (Enfant). De Patron Normatif[5],
il se place en Patron Nourricier positif. L’impact recherchée sur l’Employé Adapté Soumis est de le (re)motiver, sur l’Employé Adapté Rebelle et l’Employé Libre de les ramener dans les rangs. Tel
est l'un des buts de la marque employeur.
Mais là où les concepts utilisés ont parfois un pouvoir certains quand on traite d’un seul individu, leur extrapolation au niveau du groupe ou de l’équipe n’est plus si évidente. Il en va ainsi de la personnalité à celle du groupe, identifiable par ses valeurs. La dynamique de groupe, la psychologie sociale[6] et la sociologie[7] amèneront des clés de lecture et des outils, libres de la notion d’éthique, et permettra donc à leurs utilisateurs une meilleure application pratique à toute situation vécue.
Par exemple, Le charisme[8], qui est souvent traité en rapport à la personnalité (un leader est-il « né » ou peut-on le « fabriquer » ?), devient beaucoup plus tangible si l’on étudie la relation suiveur-suivi ou la relation du leader à son écosystème plutôt que d’étudier la qualité du gloss du portrait étincelant du leader (sa personnalité positivée).
On peut aussi citer la typologie des modes d’adaptation de Robert K. Merton[9], très simple et efficace. Sans rentrer dans des réflexions éthiques sur l’individu, il permet de mettre en lumière la relation (acceptation ou rejet) que ce dernier entretient vis-à-vis des buts et des moyens mis en place pour les atteindre.
Mais là, comme on peut le voir dans ces deux exemples, on dépasse clairement la notion de personnalité.
Partant du constat qu’une théorie sans pratique est un rêve et qu’une pratique sans théorie, une folie, et pour résumer cette dernière partie, nous avons pu revoir quelques théories proches du premier extrême qui essaient de contrebalancer des pratiques proches du second. Le levier utilisé est celui des valeurs, extrapolation au groupe du concept de personnalité. Cependant, la spécificité du cadre réel de chaque situation, proche du milieu entre les deux extrémums, y est soustraite et rend la pratique de ces théories difficiles. Car l’utilisation du concept de personnalité impose un environnement d’application restreint ou une superficialité de celui-ci. D’autres notions et méthodes, comme celles de la dynamique de groupe, de la psychologie sociale ou de la sociologie restent plus adéquats pour accompagner le changement d’une équipe ou d’un groupe.
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Rappel :
Suite à une demande d’intervention sur le thème de la gestion des personnalités à l’IFCS de Grenoble (Institut de Formation des Cadres de Santé) dans le cadre de leur formation, exécutée en partenariat avec l’IAE et l’IEP, de Master 2 – Gestion des ressources humaines, vous trouverez ici un retour d'expérience d’accompagnant d’organisations, d’équipes et de personnes.
Ce sujet étant très large, et pour une plus grande facilité de lecture, il est scindé en cinq articles. D’un temps de
lecture de 4-5 minutes, chaque article tente de couvrir synthétiquement une facette importante du sujet. Celui-ci est le
dernier
de la série :
1. De la difficulté à définir ce qu’est la personnalité (Mise en lumière de la personnalité)
2. Des principaux outils disponibles et de leurs origines (Les recettes des « Self » services)
3. Des conséquences de l’utilisation des résultats (A manipuler avec soin)
4. De la personnalité au groupe ( « Tous » ensemble)
5. De l’intelligence collective et du bien-être au travail (Entre « Nous »)
Notes:
[1] Lui préférer la théorie plus pragmatique des conflits de Friedrich Glasl (Confronting conflict, 1999), dont Scharmer s’est inspiré, et qui met en lumière les concepts gagnant-gagnant / gagnant-perdant / perdant-perdant élaborés dès les années 1960.
[2] Voir l’article Les recettes des « Self » services : https://www.integrativestrategy.fr/personnalité-2-5-les-recettes-des-self-services/
[3] Voir l'article Holacracy (en anglais) : https://www.integrativestrategy.fr/holacracy/
[4] Management Buy Out : rachat par certains cadres de tout ou partie de l’entreprise.
[5] Biaisé ici négativement : « Le Grand Méchant Patron » ; le rôle du Parent Normatif ayant des qualités et des défauts.
[6] Psychologie de la relation et du fonctionnement de l’individu vis-à-vis de la société à différencier de la « psychologie sociale du travail » ou de la « sociologie des mouvements sociaux ».
[7] Voir la Biblio d’Integrative Strategy pour des références sur la dynamique de groupes, la psychologie sociale et la sociologie : www.integrativestrategy.fr/ressources/biblio/
[8] Un article est en préparation sur le charisme en entreprise.
[9] A ne pas confondre avec son fils, Robert C. Merton, qui a développé l’approche mathématique du modèle Black-Scholes bien connu des financiers. 5 types : conformiste, innovateur, ritualiste, en retrait ou rebelle. Voir son classique Social theory and social structure, 1949.
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